Aux 24 Heures du Mans, savoir faire abstraction du risque compte autant que le goût de l’effort. Au milieu des victoires, des exploits et des records, les drames sont nombreux à avoir jalonné l’histoire de la mythique course, qui fêtera en juin prochain son centenaire. Certains accidents ne se sont pas contentés de bouleverser les esprits. Au-delà des larmes, c’est tout un sport qui s’est interrogé, remodelé et finalement construit autour de ces moments tragiques. Face aux coups durs, des constructeurs et des pilotes ont pu être amenés à renoncer à la compétition. Quand ce ne sont pas des pays qui ont tout simplement interdit sa pratique.

Disons-le d’entrée : eu égard au nombre très élevé de participants qui se sont succédé sur la grille de départ en 100 ans, il y a eu plus de miracles que de tragédies au cours de cette grande épreuve. Vingt et un pilotes sont morts au volant depuis la première édition en 1923, 16 durant la course elle-même, 5 lors d’essais sur le circuit. Il n’empêche, malgré les progrès spectaculaires faits en matière de sécurité, les 24 Heures restent un monument de dangerosité.

Le vif rappel de 2013

Derrière le centenaire célébré cette année se cache un autre anniversaire, bien plus sombre : celui de la mort d’Allan Simonsen. Le double tour d’horloge vient tout juste de démarrer, ce 22 juin 2013, dans une ambiance électrique. Pilotes et écuries ont beau devoir tenir l’effort durant toute une journée, ce moment clé est toujours très animé. Ce jour-là, la piste est piégeuse, conséquence d’une météo des plus capricieuses. Dès l’entame du deuxième tour, au bout de seulement huit minutes de course, le Danois perd le contrôle de son Aston Martin V8 Vantage GTE en essayant d’éviter un concurrent en difficulté devant lui.

À LIRE AUSSI24 Heures du Mans : la revanche de FordLancé à pleine vitesse sur un bitume légèrement humide, son véhicule est victime de ce qu’on appelle « un coup de raquette », le propulsant droit contre les barrières de sécurité du Virage du Tertre Rouge. Le choc est net, brutal. Si l’accident en tant que tel n’est pas des plus impressionnants, l’état de la voiture, lui, laisse tout de suite craindre le pire. Neuf rails de sécurité sont endommagés sur le coup, signe de la violence de l’impact. Tout de suite, l’épreuve est neutralisée. Le tumulte des moteurs laisse place au silence ; des garages aux tribunes, l’excitation des premiers instants se mue en gravité. L’expérimenté pilote de 34 ans, rapidement pris en charge par les secours, succombe à ses blessures. La plus célèbre course du monde vient à nouveau de prendre la vie de l’un de ses héros. Ce n’était pas arrivé depuis 1997.

« C’est un vif rappel que le sport automobile est un sport dangereux, mais aussi que c’est un risque librement consenti, souligne Jacky Ickx quelques minutes après l’accident fatal. Ce garçon et tous les autres au départ le savent que ce sport est dangereux. » Un commentaire qui résume à lui seul le lien si particulier que les 24 Heures du Mans entretiennent avec le danger.

Une ligne droite immense…

Il n’existe aucun circuit au monde où la sécurité est absolue. Mais le tracé des 24 Heures du Mans a ceci de particulier qu’il est en réalité un mix entre un circuit classique, le Bugatti, ouvert toute l’année, et d’une énorme boucle qui emprunte la route départementale jouxtant les lieux. Ici s’y trouve une ligne droite immense, dite des Hunaudières, où les montures les plus perfectionnées de la planète n’ont eu de cesse d’affoler les compteurs.

Sur ce rectiligne de 6 km, les années 1980 ont été celles de toutes les folies. Le record de Vmax (vitesse maximale) ne cesse d’aller plus loin : 389 km/h pour Jaguar, 390 km/h pour Porsche, 400 pour une Sauber-Mercedes. Le record, toujours invaincu, appartient au prototype WM P88, propulsé par un moteur Peugeot. En 1988, cette bête française a été flashée à 407 km/h… Communication oblige, le constructeur tricolore a souhaité retenir le chiffre de 405, pour profiter de cette performance pour vendre son modèle du même nom, la Peugeot 405. En comparaison, le record d’une Formule 1, tombé en 2016, se situe à 378 km/h.

Inutile de préciser qu’à ce niveau, la moindre défaillance humaine ou technique pouvait avoir des conséquences gravissimes. Face à cette course dans la course, décision a été prise pour l’année 1990 de scinder les Hunaudières, en y ajoutant deux chicanes pour ralentir les bolides. Aujourd’hui, les pilotes abordent ce long passage entre 320 et 340 km/h, selon les chiffres officiels de l’événement.

… et des voitures plus ou moins rapides

Un autre facteur doit être gardé en tête : les différentes catégories qui roulent en même temps. Sur la soixantaine de voitures qui prend chaque année le départ, il existe trois niveaux, avec un différentiel de vitesse très important. Non seulement les sportifs doivent rouler à la limite autant que possible tout se battant avec leurs adversaires aux trousses, mais ils doivent aussi zigzaguer entre les concurrents moins rapides. Délicat en ligne droite, l’exercice l’est encore plus dans les courbes et les virages, où les reines de la discipline survolent en comparaison de leurs cadettes.

Malgré le travail des commissaires de piste et les indications transmises en temps réel à l’intérieur même des habitacles pour gérer ces manœuvres, il n’est pas rare que cela se termine avec pertes et fracas. Le début des années 2010 a été marqué par des crashs très spectaculaires, du fait d’une mésentente entre des voitures de premier plan, et des pilotes moins rapides ou moins expérimentés.

Les deux Audi R18 pilotées par Allan McNish et Mike Rockenfeller ont subi des sorties de route effroyables en 2011 dans ces conditions. L’année d’après, c’est le Britannique Anthony Davidson sur Toyota qui s’est fait une frayeur colossale…

Quand les voitures s’envolent

La recherche de performance et le travail d’ingénierie peuvent aussi, par moments, être source de bien des malheurs. L’un des exemples les plus frappants date de 1999. Cette année-là, les Mercedes et leur sublime robe d’argent comptent bien jouer les premiers rôles. Avec ses trois CLR engagées, la marque à l’étoile veut renouer avec la victoire en France, son dernier succès en tant que constructeur datant de 1952. Or, le développement de la voiture, pensée et conçue spécialement pour l’épreuve, ne se passe pas aussi bien que prévu. Et la performance n’est pas au rendez-vous.

Pire, la CLR est mal-née, et embarque avec elle une défaillance aérodynamique. En voulant réduire au maximum les appuis, les ingénieurs ont mis au point un bolide bien trop instable. Le résultat sera aussi catastrophique que miraculeux. Dès les essais qualificatifs, l’une des Mercedes poussée à plus de 300 km/h décolle, avant de s’écraser bien plus loin. Mark Webber, aux commandes, s’en sort avec une peur énorme. Mais pas refroidie, l’écurie maintient sa participation. Le pilote australien, lui, reprend le volant… et subit le même sort lors des warm-up, les ultimes essais précédant le départ. Trop abîmé, le prototype ne peut être réparé à temps, et doit abandonner.

Si cette double alerte aurait dû conduire les dirigeants de l’époque à se retirer par prudence, il n’en sera rien. La marque aligne quand même ses deux autres voitures, en ajoutant simplement un peu plus de poids pour corriger leur souci. Dès les premières heures de la course, à 20 heures, sur les chaînes télé du monde entier, la voiture s’envole en direct, réalisant plusieurs loopings, avant de tomber hors du circuit, dans les arbres. Par miracle, les branches ralentissent la chute de la CLR et épargnent Peter Dumbreck. Aussi fou que cela puisse paraître, le pilote écossais sort indemne de ce crash. Par sécurité, la dernière voiture sera contrainte de rentrer au garage. Le modèle ne prendra plus jamais un départ en endurance, et la marque allemande se retirera de la compétition en tant que constructeur, mais continuera à fournir des moteurs, notamment en Formule 1.

Le traumatisme de 1955

L’affaire de 1999 fait figure d’avertissement sans frais. Mais pour Mercedes, elle est une épreuve de plus dans une histoire contrariée avec Le Mans, qui trouve ses racines en 1955 dans ce qui est l’épisode le plus noir du sport automobile.

L’histoire avait pourtant tout pour être sublime. Ce 11 juin 1955, un double duel extraordinaire est promis aux spectateurs entre deux grands noms de l’automobile, et deux pilotes qui évoluent en Formule 1, discipline encore naissante à l’époque. Juan Manuel Fangio (alors double champion du monde de F1, championnat qu’il remportera à cinq reprises) sur Mercedes, fait face au prometteur Mike Hawthorn engagé, lui, sur Jaguar.

Les premières heures de la course sont à l’avantage du Britannique et de ses coéquipiers, mais l’Argentin et son équipe ne sont pas loin. La bataille fait rage, à un rythme rarement connu jusqu’ici. Au 35e tour, Hawthorn est appelé par son stand pour ravitailler. Sauf qu’il tourne au dernier moment, surprenant une voiture moins rapide pilotée par son compatriote, Lance Macklin. Obligé de changer de trajectoire, ce dernier est percuté de plein fouet par un autre concurrent, plus rapide : le Français Pierre Levegh.

La suite est épouvantable. La Mercedes du pilote tricolore est projetée dans les airs et retombe pile sur le talus séparant la piste des spectateurs. « À l’impact, le pilote est éjecté tandis que la voiture explose littéralement, projetant train avant, capot et moteur vers les gradins », avait témoigné en 2009 pour Paris Match Jacques Grelley, un miraculé de ce funeste jour. « Dans un vacarme assourdissant, je me retrouve au sol. […] Quand je me relève, quelques secondes plus tard, je n’y vois plus de l’œil gauche. Un fragment de cerveau obstrue mon verre de lunettes. Mes mains et ma chemise sont maculées de sang… mais je n’ai rien. Je suis indemne. Autour de moi, c’est le chaos. Des dizaines de corps gisent sur le sol. À mon côté, mon infortuné compagnon, avec lequel j’étais épaule contre épaule quelques instants plus tôt, est décapité. Ses jumelles sont toujours autour de son cou, mais sa tête n’y est plus. »

De nombreuses conséquences pour Le Mans

En tout, 83 personnes sont tuées parmi le public, ainsi que Pierre Levegh et un commissaire de piste. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la course n’a pas été arrêtée, les voitures continuant à courir au milieu du chaos. L’idée des organisateurs était de ne pas provoquer un mouvement de foule, et ainsi que les accès du circuit restent libres pour les pompiers. Si Mercedes abandonne deux heures après le drame, Jaguar va jusqu’au bout, sans concurrence. Accusé d’être responsable de ce drame, Mike Hawthorn remporte cette terrible édition au côté d’Ivor Bueb. Il se tuera en 1959 dans un accident de la route, non sans avoir été sacré champion du monde de F1 l’année précédente sur Ferrari.

Le traumatisme de 1955 a eu des conséquences multiples. Considéré comme l’un des plus grands pilotes de l’histoire, Juan Manuel Fangio n’est jamais retourné au Mans, tandis que d’autres pilotes se sont retirés définitivement des circuits dans la foulée du drame. Mercedes s’est éloigné de la compétition pendant de très longues années. Plusieurs pays ont revu leur rapport à la course, l’exemple le plus frappant étant celui de la Suisse qui a interdit le sport automobile sur son territoire pendant près de 50 ans.

Sur les circuits du monde entier, la sécurité du public a enfin été prise au sérieux à partir de ce moment. Même s’il a fallu attendre encore de longues années pour voir les voitures devenir plus sûres pour les pilotes. Une quête qui restera à jamais d’actualité, que ce soit pour le sport ou la voiture de tous les jours.



Source link

KABDEL MEDIA

A propos de l'Auteur

CEO/FOUNDER of KABDEL MEDIA

Voir les Articles