Le modèle économique des clubs VIP semble très rentable, comment est-il réparti ?
A.M. : Les clubs réalisent des bénéfices très importants sur la consommation d’alcool avec une marge qui peut parfois atteindre plus de 1 000 %, et sur laquelle les promoteurs touchent une commission, en plus de leur forfait. Ils peuvent gagner entre 100000 et 250000 dollars par mois. Certains promoteurs vont ouvrir leur propre club en tirant profit de leur réseau fortuné qui investit chez eux. Les clubs peuvent énormément s’enrichir mais sur le court terme. Ces lieux ne durent généralement que quelques années, dans le meilleur des cas.
Vous analysez le monde de la consommation de luxe comme un business économiquement genré. Pourquoi ?
A.M. : Le luxe, comme toute forme de consommation, est un moyen de montrer son statut social. Historiquement, les femmes étaient des marqueuses sociales de la réussite des hommes. Encore aujourd’hui, les hommes contrôlent de manière disproportionnée les ressources matérielles d’une société, tandis que les femmes ont tendance à porter les signes extérieurs de richesse, notamment par le biais de leur maison, de leurs vêtements et de leur beauté.
Ce constat, après des années de féminisme, ne vous questionne-t-il pas ?
A.M. : D’un point de vue féministe, ce monde est triste. Et il n’y a pas beaucoup de mariages entre les filles et les clients : lors des entretiens, ces derniers m’ont dit sans ambages qu’ils n’épouseraient pas une fêtarde ou un mannequin. Ils confirment le principe bien connu de « qui se ressemble s’assemble », c’est-à-dire que les hommes riches et très instruits ont tendance à épouser des femmes elles-mêmes riches et très instruites. En fait, il est surprenant de constater le peu d’intérêt que les mannequins suscitent en tant que personnes, compte tenu des efforts qu’elles déploient pour se faire connaître lors de ces fêtes. Pour la plupart des hommes riches, les mannequins n’ont de valeur qu’en tant qu’objets décoratifs.
Vous décrivez l’importance pour ces jet- setteuses d’afficher des signes ostentatoires de richesse (sac griffé, chaussures de marque, etc.) pour être intégrées.
A.M. : La plupart des filles qui accompagnent les promoteurs dans les clubs VIP sont des mannequins. En réalité, c’est une profession de travailleuses précaires et sous-payées où elles ne sont qu’une poignée au sommet de la pyramide. Pour une « Gigi Hadid », il y a des centaines, voire des milliers de femmes qui se débrouillent pour gagner leur vie et qui dépendent en fait des faveurs des promoteurs pour sortir le soir. La plupart d’entre elles ne peuvent pas se permettre de consommer dans ces lieux ultra sélects (même si, pour être honnête, la plupart des professeurs ne peuvent pas non plus se le permettre…). Mais la taille, la finesse, les talons hauts et la beauté d’une mannequin confèrent un prestige considérable au club et à tous ceux qui l’entourent à l’intérieur, même si elle n’a pas d’argent.
La beauté est-elle le principal critère de sélection des femmes dans le monde VIP de la nuit ?
A.M. : Il y a une classification hiérarchique avec, au sommet, les mannequins en activité, puis des femmes qu’on appelle les « belles civiles » et qui peuvent passer pour des mannequins à la faveur d’un bon éclairage : elles sont parfois un peu moins fines, un peu plus âgé, ou encore plus petites au regard des standards de l’industrie de la mode. À 32 ans, j’étais moi-même une « belle civile ». Ayant été mannequin à 20 ans, je savais comment m’habiller et paraître plus jeune. Même si je ne pouvais plus travailler dans la mode, cela m’a permis d’être invitée et de faire illusion. Ensuite, il y a les femmes qui sont simplement des « civiles » et font partie des gens ordinaires : elles n’échappent malheureusement pas au vocabulaire aussi créatif que punitif des promoteurs ou encore des « physionomistes » à l’entrée des clubs. C’est cruel.
Cette industrie des loisirs de luxe, qui répond aux besoins des nouveaux riches, est-elle forcément décadente ?
A.M. : L’homme a toujours eu des idées très créatives pour dépenser ses richesses excédentaires, à l’image du nouveau riche américain qui a inspiré à Thorstein Veblen sa théorie « L’effet Veblen » de la consommation ostentatoire : la demande d’un bien augmente en même temps que le prix de celui- ci augmente. Aujourd’hui, avec de tels gisements de capitaux, nous assistons à une escalade des marchés du luxe, des super yachts en passant par l’art contemporain. C’est décadent dans un sens, si l’on considère l’écart entre les riches et les pauvres dans le monde et si l’on se demande où va tout ce capital.
Le succès des reportages sur l’univers du luxe montre la fascination que cela exerce sur la population. Comment expliquez-vous cela ?
A.M. : Les gens aiment détester les riches. C’est en partie pour cela que mon livre attire les lecteurs. C’est un monde très aspirationnel dont nous voulons, à la fois, faire partie et qui nous écœure, mais dont nous ne pouvons pas nous détourner.
Cet univers semble très éloigné du mode de vie plus écologique et plus social que prône désormais la société. Est-ce un monde voué à disparaître ?
A.M. : Un tourisme de luxe écologique est en train de se développer. Si le contenu de la consommation change, sa forme sera inchangée : il y aura toujours une montée en puissance des marchés du luxe qui s’adaptera pour attirer les classes les plus riches et de plus en plus nombreuses. Seule une politique de redistribution du capital permettrait d’endiguer ce phénomène.
Quelle est votre principal message dans ce livre ?
A.M. : Ce que j’appelle le « capital féminin » où tout tourne autour de la beauté des femmes dans la vie nocturne des VIP. Alors que les hommes peuvent s’enrichir grâce à l’utilisation stratégique des filles comme les propriétaires de clubs, dont beaucoup étaient d’anciens promoteurs, devenus millionnaires, et les clients qui tissent des liens sociaux précieux entre eux ; les femmes ne capitalisent pas sur la valeur de leur beauté. Prenez l’exemple des yachts sur le port de Saint-Tropez : chacun doit avoir ses « yachts girls », mais elles sont pour la plupart jetables et interchangeables. Ces dernières participent à la soirée, entre caviar et champagne, mais sont elles-mêmes exclues des flux de capitaux qu’elles génèrent. Pour moi, il s’agit d’un monde dirigé par des hommes, pour des hommes et sur des filles.
KABDEL MEDIA