Avec son livre Moi, Lucho, l’important c’est de rester vivant aux éditions Solar, Luc Leblanc se confie sans détour sur une carrière cycliste qui n’aurait jamais dû voir le jour, en raison d’un grave accident. Mais au-delà des frontières du réel, le double vainqueur d’étape sur le Tour de France et porteur du maillot jaune livre un message de résilience et revient sur les moments forts de sa carrière.
Le Point : Votre vie a basculé un soir de 1978, lorsqu’une voiture vous a renversés, vous et votre petit frère et qu’il a perdu la vie. Et derrière, une séquelle qui vous a poursuivi pendant toute votre carrière…
Luc Leblanc : Oui, j’ai perdu mon frère Gilles et j’ai eu la jambe gauche brisée. Ce qui a entraîné un retard de croissance. Résultat : il y a un écart de huit centimètres entre ma jambe gauche et ma jambe droite : je me demande encore comment j’ai pu mener une carrière de douze ans avec ça. Tout le monde disait que j’étais une pleureuse, mais ils ne comprenaient pas le fond du problème. Parfois, j’étais de travers sur le vélo, alors on a essayé de me mettre une cale derrière le talon ou des chaussures orthopédiques… Mes plus grands exploits, je les ai accomplis quand je n’avais pas mal à la jambe.
Malgré la douleur, vous vous êtes dépassé. Avec du recul, où avez-vous puisé votre force mentale ?
Quand on a un genou à terre, on doit se relever. Les résultats sont importants bien sûr mais ils ne se produiront qu’avec de la bienveillance. Il faut que l’entourage et l’encadrement soient là. À mon échelle, je n’ai pas toujours été entouré comme il le fallait. J’avoue que ça n’a pas été joyeux tout le temps. Je n’ai pas été compris, j’ai été victime de polémiques qui n’avaient pas lieu d’être.
Le premier conseil de Raymond Poulidor ? Aller couper du bois
Vous venez de la même région qu’un champion emblématique du vélo français, à savoir Raymond Poulidor. Quels ont été vos liens avec lui ?
Juste avant de passer professionnel en 1986, avec mon père, on a demandé un rendez-vous au grand Raymond. C’était impressionnant, car je ne l’avais jamais vu avant. On voulait des conseils parce qu’on était un peu perdus. Il m’a dit qu’il ne me connaissait pas assez, mais qu’il fallait que je parte casser du bois, pour vivifier mon corps. Dès le lendemain, j’étais avec ma hache, et ça m’a suivi pendant quatre hivers. Raymond, c’était une sorte de père spirituel, quand j’ai gagné à Hautacam, aux Arcs, ou quand j’ai porté le maillot jaune, il était là à chaque fois pour me féliciter.
Vous êtes également un cuisinier reconnu pour vos plats travaillés et typiques de la gastronomie française. La cuisine est-elle un univers encore plus dur que le cyclisme ?
J’ai préparé pendant trois ans mon CAP de cuisine, je rentrais de bonne heure le matin pour préparer mon service du midi. À 14 heures, mon père ou ma mère venait me chercher et derrière j’enfourchais mon vélo pour courir tant que je pouvais avant de reprendre le soir. La cuisine m’a aidé, c’est incontestable, c’est l’un des métiers les plus rigoureux et exigeants qui soit. À l’époque, les chefs n’étaient pas tendres. Ça a été compliqué de pouvoir lier tout ça, mais je réussissais à me libérer pour les courses du dimanche. Cela m’a forgé un caractère en plus, l’accident m’a permis de contenir la souffrance et d’aller au-delà, quand je dépassais la zone rouge, ça me plaisait, c’est ce qui me tenait en haleine.
L’un de vos premiers patrons dans le cyclisme a été Bernard Tapie. Quel souvenir gardez-vous de lui ?
À Lugny aux Championnats de France en 1987, je lève le bras même si je termine deuxième. Bernard Tapie, à l’arrivée, me dit qu’il veut me voir… mais je ne l’ai jamais revu (Il rit) ! Bon, si on s’était vus, je pense qu’il m’aurait engueulé car on ne célèbre pas une deuxième place, mais bon, j’avais 20 ans et à cet âge-là, on savoure. Cependant, je lui dis mille fois merci. Avec lui, les salaires ont augmenté. Dans le cyclisme, on payait au lance-pierre avant lui, et il a décidé de tout moderniser.
L’apogée de votre carrière reste ce titre de champion du monde en 1994 en Sicile. Que retenez-vous, 29 ans après, de ce sacre ?
Que du bonheur ! Même aujourd’hui, j’ai du mal à réaliser : je regarde à nouveau de temps en temps la course sur YouTube. Ça me marquera jusqu’à la fin de mes jours. Je savais quatre jours avant que j’allais être champion du monde : ça n’arrive qu’une fois dans sa vie ce genre de pressentiment. Avant de démarrer, j’étais accolé à la barrière au départ pendant que le speaker annonçait les concurrents et, dans ma tête, je me disais qu’ils n’avaient aucune chance.
Vous êtes l’un des rares coureurs à avoir cumulé le maillot jaune, le titre de champion de France et la couronne mondiale…
C’est simple, nous ne sommes que cinq dans ce cas-là ! Avec notamment Bernard Hinault et Louison Bobet. Il y a eu moins de reconnaissance dans mon cas, même si je ne l’ai jamais cherchée. J’ai représenté le cyclisme français et mon pays partout, je suis très fier d’avoir eu cette médaille à Agrigente mais c’est sûr, quand on arrête, on n’est plus rien aux yeux de certains.
Dès le berceau, les coureurs d’aujourd’hui sont nés avec un capteur de puissance.
Vous reconnaissez-vous dans ce cyclisme moderne où les oreillettes et les capteurs de puissance dictent leur loi ?
C’est évident que la course a changé : maintenant c’est au millimètre près. On a l’impression que les coureurs d’aujourd’hui sont nés avec un capteur de puissance. Je discute avec certains d’entre eux, ils ne se connaissent plus eux-mêmes, au niveau des efforts et de leur corps. C’est ce qui manque ces derniers temps. J’espère que l’UCI se penchera là-dessus un jour, même si on a une génération de coureurs comme Pogacar, Vingegaard, Evenepoel et Alaphilippe, qui arrivent à se démarquer et à courir presque de manière normale, à l’instinct.
Pour vous, la meilleure période du cyclisme reste les années 1960-1970. Vous affirmez dans votre livre que vous êtes nés trente ans trop tard…
Quand j’ai arrêté ma carrière, peu de temps après le Championnat du monde à Vérone en 1999, l’organisation a invité tous les anciens vainqueurs. Il y avait Bernard Hinault qui a remporté son premier Tour de France en 1978, Eddy Merckx, Joop Zoetemelk mais aussi Rik van Steenbergen, le plus âgé. Je me suis fondu dans le groupe direct, et ils m’ont pris sous leur aile en m’appelant Lucho par-ci, Lucho par-là. J’ai vécu un moment magique et je regrette d’être né trop tard pour courir avec eux, ce sont devenus de vrais amis.
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Votre volonté pour la suite, c’est de créer votre propre équipe. À quoi ressemblerait une formation Leblanc dans le peloton ?
Si j’arrive à avoir cette équipe, la première chose que je mets en place, et c’est le plus important pour moi, c’est l’échange avec les petits clubs, les gamins, les parents et les entraîneurs. Il ne faut jamais oublier d’où on vient, les dirigeants et les bénévoles se sont dévoués corps et âme pour organiser nos courses, et on a pu passer pro grâce à ça. Il faut qu’on leur rende la pareille. Je ne me vois pas forcément dans la voiture à donner des ordres à tout va, mais je veux avoir ce rôle de formation et de détection pour les jeunes.
Moi, Lucho, l’important c’est de rester vivant, Luc Leblanc, éditions Solar
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